Henri Bordes (1841-1911)
Je me le représente, car je ne l'ai pas connu et n'en fais le portrait que par ouï-dire - je me le représente, de haute taille, de très haute taille, le masque plein, barré d'une moustache épaisse - l'air d'un officier de cavalerie, mais d'apparence seulement; au vrai, le plus pacifique des hommes et sous cet aspect de force, le plus délicat des esprits et le plus gai de caractère. Directeur d'une haute entreprise bordelaise [la Cie bordelaise de navigation à vapeur], il joignait au sens des affaires le sentiment le plus aigu de l'art.
Ce qui confirme bien cette opinion que nous exprimâmes déjà, que la pratique et la prospérité commerciales inspirent directement le goût de l'art à ceux qui en sont bénéficiaires. Elles font des opulents négociants des mécènes; elles en font mieux, elles en font des fervents de l'art. Elles leur affinent l'esprit et leur font percevoir des sensations que sans elles ils ignoreraient; elles leur font concevoir tout un ordre de choses infiniment supérieur au trantran ordinaire des affaires, elles les portent vers l'idéal, eux, les pratiquants habituels du terre à terre et les adeptes de l'argent. Et cette tradition dès lors se perpétue dans leurs sucesseurs.
Henri Bordes était l'un de ceux-là. Depuis sa première jeunesse, je dirai presque son enfance, il eut la passion des livres. Comme de Thou, l'illustre bibliophile, il avait à peine vingt ans quand il commença sa collection, dont il devait, nombre de décennies après, rédiger de sa main l'abondant catalogue qu'il enrichit de notes témoignant de sa profonde érudition.
Il n'était vraiment heureux que dans sa bibliothèque, se reposant de son pesant labeur d'affaires au milieu de ses livres chéris.
Il habitait quai Louis XVIII, dans cet immense hôtel qui fait le coin des Allées d'Orléans. Ses bureaux étaient à l'entresol et ses appartements particuliers occupaient le premier étage de l'immeuble. À peine sa journée achevée, il s'empressait de remonter dans sa bibliothèque et de manipuler ses livres, faisant sans cesse un départ entre ceux qu'il voulait revendre et ceux qu'il voulait garder, les premiers sacrifiés (non sans peine, d'ailleurs) pour en acquérir de plus rares et de plus précieux.
Trafic désintéressé qui fit passer par ses mains des livres dont la valeur s'accrut par le temps considérablement, comme cet Ovide acquis jadis par lui pour 1.500 francs et qui, dans la suite, fut vendu 40.000; comme cet autre, acheté 1.000 francs et qui fut cédé pour 16.000, comme enfin ces Contes de La Fontaine, édition des Fermiers Généraux, avec figures d'Eisen et de Choffart, revendus à New York récemment (1935) au prix de 35.000 dollars.
Au courant du mouvement bibliographique par sa correspondance fréquente avec les libraires parisiens, les Porquet, du quai Voltaire, les Damascène Morgan, du Passage des Panoramas, les Adolphe Labitte, les L. Potier, les Durel, les Rahir, tous maîtres experts de la librairie de ce temps; membre de la Société des Bibliophiles François présidée par le duc d'Aumale, et fidèle assistant à ses séances, il y fréquentait tous les bibliophiles du monde entier et engageait parmi eux des relations intéressantes - je parle des Silvestre, des Blanchemain, des Courbet, et de tous ceux aussi, français ou étrangers, qui fréquentaient l'arrière-boutique de Damascène Morgan, véritable salon semi-littéraire où les nouvelles affluaient des ventes, des reventes, des belles affaires et des beaux livres.
De 1872 à 1879, obligé par les circonstances d'élire domicile à Paris, il y transporta ses livres, et sa famille frémit encore des soins plus que minutieux qu'il apporta à leur transport. Seuls, les amateurs comprendront les angoisses d'un pareil déménagement pour un collectionneur.
En bref, Henri Bordes fut un bibliophile de naissance et de vocation. La preuve en est dans les notes dont il enrichit les catalogues de ses livres et dont plusieurs de ceux-ci, grâce à lui, furent ornés de dessins inédits que, mécène généreux et averti, il commandait à des artistes dont il contribua largement à révéler le talent et susciter la renommée. J'ai voulu dire Émile Bayard, qui illustra sur sa demande les œuvres complètes de Molière, son auteur de prédilection; et citerai encore Émile Henriot, le dessinateur fantaisiste, qu'il chargea pour lui d'enluminer les Comédies de Lbiche, et puis de Fonrémy, le Bordelais, qu'il secourut dans sa détresse par ses commandes et qu'il mit en relief par l'illustration de l'œuvre de l'Abbé Ferrand, l'auteur de Paladins et Gascons - et de tant d'autres.
Nous avons dit Henri Bordes érudit, artiste et bibliophile, nous l'allons prouver à présent par l'énoncé de ses livres et la description qu'il en fit, car son œuvre personnelle - et elle fut considérable, notons-le bien, ce fut la tâche qu'il entreprit du dénombrement de sa bibliothèque, d'en rédiger lui-même et d'en faire, sous sa direction, dresser les catalogues et de les enrichir de notes éruties et savantes:
• Notice sur les Rabelais de M. Bordes, Tours, Deslis, 1890.
• Catalogue des beaux et bons livres anciens et modernes, Paris, Porquet libraire, 1897.
• Catalogue des manuscrits sur vélin, livres rares et précieux, la plupart reliés en maroquin ancien avec armoiries, provenant de la bibliothèque d'un amateur, Paris, Porquet libraire, 1899.
Le tout encadrant, accompagnant, faisant une suite magnifique à son principal ouvrage:
• Description d'un choix de livres faisant partie de la bibliothèque d'un amateur bordelais, Bordeaux chez l'auteur, 1872.
Précieuse plaquette par la liste et les détails qu'elle fournit sur les éditions du joyeux curé de Meudon - devenue elle-même pièce rare.
Et nous feuilletons maintenant le Catalogue des beaux et bons livres anciens et modernes de la vente faite à Paris le 15 février 1897, contenant 107 numéros, et celui des Manuscrits sur vélin provenant de la bibliothèque d'un amateur, faite le 10 juin 1899 - toutes deux à l'hôtel Drouot.
Mais ici nous demeurons un moment comme éblouis. C'est comme un scintillement d'or et de multiples couleurs, une harmonie splendide, telle de ces vitraux de cathédrales, qui nous enchantent les yeux et nous parlent à l'âme. Heures prestigieuses, enluminures, arabesques, feuillages si chaudement colorés et qui revêtent le vélin des feuillets d'une si admirable parure.